Desmond Tutu, qui fête ses 90 ans jeudi, reste une figure morale incontournable en Afrique du Sud. Mais le révérend s’exprime désormais rarement dans un pays qui, privé de ses icônes de la lutte contre l’apartheid, se sent parfois un peu orphelin.
Retraité depuis 2010, Mgr Tutu, célébré pour sa farouche opposition au régime raciste honni, est dormais un vieux monsieur dans un pays jeune où beaucoup ne le connaissent plus que grâce aux livres d’école. L’âge moyen des Sud-Africains est de 27 ans.
En dépit de restrictions dues au Covid-19 assouplies, les festivités autour de son anniversaire s’annoncent discrètes et largement virtuelles. Tutu, premier archevêque anglican noir du pays, à l’énergie et au rire contagieux, devrait assister à un service dédié à la cathédrale St George, où il a longtemps prêché.
La semaine dernière, une vente aux enchères en ligne d’objets liés au parcours du prix Nobel a permis de récolter 3,5 millions de rands (plus de 200.000 euros) destinés à la fondation qui porte son nom et celui de Leah, son épouse depuis 66 ans.
La fondation organise aussi une conférence en ligne jeudi à laquelle doivent participer le Dalaï Lama, l’ancienne présidente de l’Irlande Mary Robinson, la militante des droits de l’Homme Graca Machel et l’ex médiatrice sud-africaine Thuli Madonsela, admirée pour sa dénonciation courageuse de la corruption d’Etat.
Ce choix d’intervenants rappelle les valeurs de Tutu, s’entourant de défenseurs des droits à une époque où les responsables politiques sud-africains font davantage parler de leurs somptueuses maisons et de leurs fortunes personnelles.
La dernière apparition publique de Tutu date de mai, lors de sa vaccination contre le Covid. En chaise roulante, il a souri et salué de loin, sans s’adresser aux journalistes.
– Pardon contesté –
Difficile de se souvenir que cette icône a été autrefois, dans les années 1960, un frêle étudiant en théologie rentrant de Grande-Bretagne dans son pays pour y subir les même humiliations que tous ses compatriotes noirs.
Sa fille Mpho Tutu van Furth, avec laquelle il a écrit deux livres, raconte avoir traversé le pays en famille. « On s’est arrêté sur la route et mon père est allé nous acheter des glaces, il faisait terriblement chaud », a-t-elle récemment confié à l’AFP.
« Je me souviens de l’employé lui disant qu’il ne sert pas les +kaffirs+ à l’intérieur du magasin, qu’il doit commander par la fenêtre. Et de mon père sortant en trombe ».
« Nous n’avons pas mangé de glace ce jour-là ».
Kaffir est la pire injure raciste en Afrique du Sud, dont l’énonciation aujourd’hui peut conduire à des poursuites pénales.
L’influence de Tutu au sein des institutions anglicanes l’a pourtant mené vers une démarche de réconciliation. Il a baptisé son pays la « nation arc-en-ciel », intimement persuadé que l’expérience sud-africaine pouvait aider le reste du monde à comprendre comment surmonter les conflits.
Son obsession du pardon est dénoncée par une nouvelle génération de Sud-Africains, pour lesquels la population noire a fait beaucoup trop de concessions dans la transition vers la démocratie en 1994, ne demandant pas assez de comptes aux tortionnaires de l’apartheid.
Mais chacun reconnaît à Tutu d’avoir continué à dénoncer défaillances et injustices: il s’est attaqué à l’homophobie, a défié Mandela sur la générosité du salaire de ses ministres, vivement critiqué la corruption endémique sous la présidence de Jacob Zuma.
« Il a joué un rôle unique », souligne William Gumede, de la fondation Democracy Works. « Nous avons eu une chance inouïe, pendant la transition, d’avoir eu à la fois Mandela et Tutu, deux hommes d’État aux valeurs morales fortes ».
Cette époque « est derrière nous », dit-il, il faut maintenant se demander « quel type de société nous voulons construire ».