« Si on en est là, c’est à cause des partis politiques qui ne pensent qu’à eux », souffle Adel Ben Trad. Comme beaucoup de Tunisiens, ce boucher n’en peut plus de subir les conséquences d’une crise économique interminable, qui alimente le ressenti populaire contre la classe politique.
Dans l’échoppe où il travaille, sur le marché Bab El-Falla, réputé l’un des plus abordables de Tunis, le quinquagénaire a vu la situation se dégrader depuis la chute du dictateur Zine El Abidine Ben Ali en 2011.
Il approuve donc pleinement le coup de force du président de la République, Kais Saied, qui vient de geler l’activité du Parlement et s’octroyer le pouvoir exécutif, capitalisant sur une large hostilité de l’opinion publique envers les gouvernants.
Auparavant, ses entrecôtes et côtes d’agneaux étaient très prisés. Mais aujourd’hui, la viande rouge n’a plus sa place dans le budget de nombreux Tunisiens.
« En dix ans, on a dû perdre la moitié de nos clients », confie le salarié à l’AFP. Ils sont aussi de plus en plus nombreux à demander crédit ou à négocier durement les prix, comme cette habituée qui tente de ramener l’addition sous les cinq dinars (1,50 euro)
« On a pas mal de clients comme elle, qui travaillaient à la journée dans des cafés et qui ont perdu leur emploi à cause du Covid », soupire M. Ben Trad.
Lui-même a du mal à joindre les deux bouts. Ses 600 dinars mensuels (180 euros)payent difficilement son loyer et ses factures. « Tous les prix ont augmenté, sauf les salaires », peste-t-il.
Chômage structurel profondément enraciné, dégradation des infrastructures publiques, inflation continue… Tous ces facteurs à l’origine de la révolution de 2011 continuent de plomber la Tunisie, entraînant une amertume à la hauteur des espoirs soulevés en 2011.
Les coalitions parlementaires qui se sont succédées depuis n’ont pas réformé l’économie, et la pandémie a achevé de mettre le petit pays d’Afrique du Nord à genoux.
– Népotisme –
Sa dette gravite aujourd’hui aux alentours de 100% du PIB, contre 45% en 2010. Le dinar s’est déprécié de plus de 50% en une décennie, sous pression des bailleurs de fonds.
Pour assumer ses dettes, Tunis négocie actuellement un nouveau prêt avec le Fonds monétaire international (FMI), son quatrième en dix ans. Et certains observateurs redoutent désormais ouvertement que l’Etat se retrouve en défaut de paiement, comme au Liban.
De quoi nourrir les rancœurs, dans un pays miné par la corruption et le népotisme.
En plein cœur du souk, Haykel Mosbahi accuse le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, membre de toutes les coalitions au pouvoir depuis dix ans, d’être « le premier responsable de cette crise ».
Lors de la révolution, cet ancien ingénieur en génie civil a perdu son emploi dans une entreprise de BTP et n’a jamais retrouvé de poste équivalent depuis. Pour conjurer le chômage, il a dû se reconvertir comme agent de sécurité et diviser son salaire par trois.
« Avant, je pouvais m’acheter des vêtements neufs », explique-t-il l’air amer, en fouillant dans des bacs de tee-shirts d’occasion.
Père de trois enfants, le quadragénaire tente régulièrement de retrouver son statut. « Mais les offres d’emploi, c’est uniquement pour les soutiens d’Ennahdha: sans le bon coup de fil, tu n’es jamais prioritaire », assure-t-il.
Face à une révolution qui n’a pas tenu toutes ses promesses, lui espère aussi que le président Saied « va enfin nous sortir de là ».
Devant le stand de légumes, Moncef Achouri est plus réservé face à ce nouvel homme providentiel, qui promet de sauver la Tunisie. « Ce que le président est en train de faire, c’est un putsch », estime ce retraité de 66 ans: « Il est en train de promettre plein de belles choses comme Ben Ali, mais rien ne va changer. »
Cet ancien professeur d’anglais partage pourtant la lassitude ambiante face aux querelles politiques. « Au final, les gens ne voient pas leur situation s’améliorer et ils n’arrivent pas à apprécier la liberté qu’ils ont gagnée avec la révolution. La liberté, ça ne fait pas manger. »