dimanche, décembre 22, 2024
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Petit précis à l’usage des journalistes qui veulent écrire sur «les noirs»

Petit précis à l’usage des journalistes qui veulent écrire sur «les noirs»

Règle 1:

Mettre ses gants à la poubelle. Arrêter de penser qu’il faut un surcroît de précautions avant d’aborder ces questions. Les noirs sont bien moins explosifs que la nitroglycérine. De même, ce ne sont ni des lémuriens ni des martiens qu’il faut étudier derrière la vitre d’un laboratoire. À force de considérer qu’ils représentent une catégorie à part, on finit par le croire, par le faire croire et surtout par perdre toute objectivité. À vouloir dépassionner le débat de cette façon maladroite, on finit au contraire par irriter tout le monde. Prenez quelqu’un avec des pincettes et vous induirez immédiatement que cette personne est fragile, spéciale, susceptible voire paranoïaque.

Règle 2:

Eviter les généralisations.  On le sait depuis Gaston Kelman, on peut être noir et ne pas aimer le manioc. Rappelons donc aussi que tous les noirs n’aiment pas forcément le rap et ne portent pas nécessairement des pantalons baggy. Cela paraît une évidence, néanmoins, lorsque l’on entend certains commentaires à propos de la prétendue Black fashion power, ou de l’influence que le couple Obama aurait sur le style de la soi-disant communauté afro-américaine, on se dit qu’il y a des évidences qui sont bonnes à rappeler. De même que les Françaises ne calquent pas toutes leur style sur celui de Carla Bruni, de même les Afro-Américaines n’attendent pas avec anxiété les sorties publiques de la première dame des Etats-Unis pour réviser leur garde-robe.

Règle 3:

Arrêter d’exiger des brevets de bonne conduite. On constate souvent qu’à chaque fois qu’un noir émet une critique publique, il lui est reproché de ne pas être représentatif de sa communauté. Personne ne se demande si des blancs émettant des critiques sont représentatifs de leur «communauté».  Par ailleurs, les noirs ont le droit d’avoir la dent dure voire mauvais caractère sans qu’on leur reproche constamment de cracher dans la soupe ou de contribuer à dénigrer leur «communauté».

Règle 4:

Garder à l’esprit que l’Afrique n’est pas un pays. Certes, nous vivons dans un monde globalisé où l’Européen a tendance à prendre le pas sur le Français et où l’Occidental définit parfois le blanc. Mais le monde change : il y a des noirs à la fois occidentaux, européens et français. Ou allemands. Ou suédois… Il y a même des Africains blancs – et pas seulement au Maghreb ou en Afrique du Sud – et même des sans-papiers africains et blancs, comme en Afrique du Sud où la précarité et la misère ne sont pas l’apanage des noirs. Comme dans les pays du Nord, il y a des Africains nationalistes, qui n’aiment pas forcément l’idée d’une union transcontinentale et qui ne jurent que par leur histoire nationale. Demandez donc à un Guinéen de se définir et il brandira le «Non!» à De Gaulle de 1958, lorsque les Guinéens ont refusé le contrat d’association politique proposé par la France. L’Afrique est diverse, ses peuples sont nombreux et le mot «africain» recouvre bien des réalités.

Règle 5:

En finir avec les images d’Épinal.  Les Africains ne sont pas tous des broussards perdus en ville, des analphabètes accros au football, des femmes subissant la polygamie ou portant des bébés dans leur dos. A contrario, ce ne sont pas non plus tous des enfants surdoués repérés par les programmes des ONG et envoyés en Europe pour faire carrière. Beaucoup sont des gens simplement normaux. Il suffit de feuilleter leurs albums photos pour voir des hommes qui posent devant leur voiture, avec femmes et enfants. Ils achètent des gadgets technologiques pour épater les copains et ont parfois du mal, comme tout le monde, à rembourser leurs crédits revolving. Ils ne sont pas tous de grands sportifs, pas tous de grands danseurs et contribuent, comme tout le monde, à creuser le déficit de la sécurité sociale en fumant des cigarettes et en buvant du Beaujolais. Partout dans le monde, on est en 2012 et ce n’est pas parce que l’on s’éloigne de l’Europe que l’on remonte dans le temps. 

Règle 6:

Eviter de jouer les anthropologues… et d’expliquer aux Africains qui ils sont, comment ils mangent, se vêtent et quelles sont leurs coutumes. Beaucoup d’Occidentaux croient posséder une science sur l’Afrique que les Africains n’auraient pas eux-mêmes. Ce n’est pas parce que les colonisateurs avaient dans leurs bagages des scientifiques férus d’ethnographie ou d’histoire, que leurs descendants sont tous plus calés sur l’Afrique que les Africains eux-mêmes. Ce genre de positionnement conduit souvent à une dérive: la recherche systématique de l’Africain «authentique» —encore un autre mythe forgé par l’occident et dont il possèderait seul les critères.

Règle 7:

Ne pas tomber dans la béatitude et l’émerveillement. Il faut laisser aux Africains les réflexes de «sororité» et «frèritude». Arrêter de vouloir être «frère» ou «sœur» de tous les Africains que vous rencontrez. L’effet est très moyen dans une soirée en ville, pire encore dans un article de presse. Si les Africains qui vivent loin de chez eux ont ces réflexes, c’est par nostalgie et donc par nécessité de recréer une
forme de solidarité. Ce n’est pas votre cas et vous arriverez seulement à vous ridiculiser en passant pour un naïf compassionnel, un gogo qu’on peut berner.

Règle 8:

Arrêter de se réjouir en permanence qu’il y ait des noirs beaux et intelligents… qui réussissent dans la vie ailleurs que dans le sport et la musique, sinon on passe pour un idiot qui pense encore «qu’avec un peu d’éducation, le noir est un homme comme les autres». C’est ce que l’on pourrait qualifier de racisme inconscient car cela entretient l’idée d’une inégalité naturelle ou pré-déterminée qui fait pousser des cris de ravissement lorsqu’elle est démentie: «Oh la la! Qu’est-ce qu’il a bien réussi!» (Sous-entendu: Incroyable pour un noir!).

Règle 9:

Renoncer à vouloir aider l’Afrique à tout bout de champ. Même en France, il n’y a eu qu’un seul Abbé Pierre. Il va donc enfin falloir se résoudre à abandonner l’image du sauveteur débarquant, un sac de riz sur l’épaule, pour sauver des milliers de personnes. Mais attention! Il ne s’agit pas ici de dénigrer l’aide humanitaire, mais plutôt l’attitude humanitariste, celle qui irrite les intellectuels africains qui en ont assez des sauveurs du Nord qui ne se contentent pas d’aider, mais y ajoutent une dimension moralisatrice en donnant en exemple leurs vertus et leurs principes. Par ailleurs, pour ceux et celles qui veulent «enseigner le développement» et «sauver l’humanité» à tout prix, les banlieues françaises et les villes de province sinistrées par la crise offrent des terrains rêvés.

Règle 10:

En finir avec un vocabulaire connoté.  Les mots «ethnique», «coloré»,  «métissé», «afro» servis à toutes les sauces finissent par devenir indigestes. Ils ancrent les artistes et les créateurs dans des catégories qui les éloignent de la modernité. On peut aujourd’hui être peintre africain, sans être pour autant «ethnik» ou «ethnico-trendy», styliste africain sans forcément métisser ses créations avec du pagne ou du boubou. Etre écrivain d’origine africaine sans évoquer systématiquement sa terre natale. Certains mots limitent l’imaginaire et empêchent de penser l’autre en dehors des frontières qu’ils fixent.

Kidi Bebey et Alex Ndiaye 

Slate Afrique 

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