Aéroport d’Oran, désormais baptisé au nom d’Ahmed Ben Bella, le premier président algérien. A 9 heures du matin, cet été, c’est l’heure du vol à destination de Marseille.
La scène est habituelle pour les employés des lieux. Des enfants en pleurs, presque hystériques, familles entières en désordre, des cris stridents et, enfin, les bagages: vêtements, démodulateur TV, vestes en cuir, fausses marques de chaussures de sport, lunettes, vaisselles en plastique, literies, jouets, etc. Tout ce qui coûte moins cher en Algérie et le double en France.
Le pays, alias le bled, est un paradis des fausses marques et des imitations mais aussi le paradis des produits aux prix soutenus et pas chers.
Avec un taux de change parallèle de 1 euro contre 150 dinars algériens la tendance s’est inversée depuis des années.
Les Franco-Algériens, leurs descendants proches ou parents de là-bas (France) viennent faire les courses et les emplettes ici et achètent en vrac ce qu’ils ne peuvent s’offrir en détail au pays d’en face.
Bled Tati ou bled low cost
Il y a vingt ans, l’Algérie était un pays socialiste, c’est à dire un pays de pénuries, frustrations et files d’attente devant les magasins de l’Etat.
Les émigrés apportaient donc chaque été avec eux pommes jaunes, bananes introuvables, vêtements rares, parfums, cigarettes et crayons de couleurs ou robots de cuisine.
Tout ce qui était introuvable dans le monde de l’est communiste, socialiste ou dirigiste et qu’on achetait dans le monde de l’ouest capitaliste, libre et souriant.
Sauf que depuis, les deux mondes ont changé: l’Algérie est passée de l’économie dirigée au marché libre et sauvage. Les importations algériennes ont atteint des pics monstrueux cette décennie de boom pétrolier et le déluge de la contrefaçon permet tous les excès.
Et, du coup, cela coute moins cher d’acheter ici au bled qu’en France.
«Sauf que c’est une honte de les voir avec leurs valises et leurs gros sacs mal emballés à l’aéroport chaque matin», s’exclame un policier devant l’auteur de ces lignes.
«C’est du Tati d’autrefois, mais dans le sens inverse», résume un autre en souriant avec méchanceté.
L’expression de ce mépris est un murmure habituel des Algériens quand ils croisent leurs «cousins» de là-bas avec leurs grosses valises dans les aéroports.
«Ils ont tout là-bas, mais ils restent des miséreux!»
Jugement dur, mais il n’est que le premier des péchés capitaux supposés de l’émigré.
Aux émigrés, on reprochait autrefois l’opulence, la richesse ostentatoire, le confort criard et presque la trahison de l’hyper-nationalisme local. Aujourd’hui, on reproche à l’émigré la cupidité et presque la rapine de la surconsommation du bazar.
Ailleurs, cette surconsommation serait une vertu du touriste, sauf qu’en Algérie, les Algériens ne produisent presque rien sauf le pétrole et les émeutes ou le scepticisme.
Du coup, l’émigré mange le pain que les 36 millions d’Algériens partagent d’ailleurs assez mal, avant de quitter nos lieux.
Des Merah pour tuer le temps
En second péché majeur, la violence. L’affaire Merah, le tueur de Toulouse a provoqué des sentiments ambivalents en Algérie. Les Algériens l’ont suivie comme un show en 3D sur une bizarrerie génétique de l’histoire franco-algérienne.
Soupçon de manipulation sur un 11-Septembre frenchy «trop gros pour être vrai», sympathie pour Merah vu comme une victime, honte de Merah vu comme une stigmatisation en plus, détestation de Merah vu comme un imbécile qui a fait plus de mal aux siens qu’à lui-même.
Pourtant, au-delà du ballet d’accusations ou de doutes ou de réactions émotionnelles, Merah est vu comme le portrait extrême et définitif de l’émigré algérien de seconde génération, coincé entre un Dieu barbu et une banlieue fermée, victime du raciste blanc ou du barbu brun.
La vidéo le montrant dans sa voiture ricanant comme un ado en crise d’affirmation, est le portrait que l’on se fait en Algérie du Beur et du Bi qui n’a pas réussi: violent, stupide, cupide et irrespectueux des siens et des ancêtres.
La l
oi de l’écrasé écraseur
En Algérie, l’été, les émigrés sont accusés de conduire mal, d’excès vitesse, d’irrespect du pays«alors que là-bas ils s’écrasent», accusés de grossièretés, de violences et de «nous faire honte».
Les Franco-Algériens, bi ou beur ou Merah sont aussi accusés de richesse ostentatoire et de consommation à l’excès, d’être dépensiers. Les premières générations des émigrés avaient cédé à la tentation et à l’illusion du retour fantasmé pendant des décennies.
Durant les années 80, il était d’usage, chez les chibanis (cheveux blancs en arabe dialectal, ce sont les vieux immigrés maghrébins arrivés en France pendant les Trente Glorieuses), d’acheter un lopin de terre au bled pour y construire la villa du retour final.
Sauf qu’il y a eu depuis, la guerre civile, l’échec, le terrorisme, etc. Donc les villas sont restées vides. On peut les voir surtout dans les douars et les hameaux pauvres, lieux de naissance des premiers émigrés, monstrueux, incongrus, vides et démodés.
Les enfants beurs et bi ne reviendront jamais ou seulement autrement, c’est-à-dire pour les vacances. La mode actuelle et à l’achat d’un appart en bordure de mer, par exemple, au nord frais et encore vierge des grands projets touristique de masse.
Du coup, comme au Maroc avec les Français, le prix de l’immobilier a flambé en Algérie «à cause des immigrés» depuis une décennie.
Le «cousin» peut s’offrir un 85 mètres carrés à Oran pour 70 milles euros. Inaccessible donc pour l’Algérien dont le salaire minimum est à 110 euros par mois.
«L’immigré peut me payer cash, sans prêt bancaire, ni procédures, ni délais ni difficultés. En plus il peut attendre et ne me harcèle pas pour les délais de livraison»,explique un promoteur à Oran.
Le choix est vite fait et la jalousie des autochtones se retrouve justifiée. L’immigré achète beaucoup, ce que l’Algérien d’Algérie ne peut pas acheter: appartement, mais aussi loisirs.
En été, les immigrés font flamber les tickets d’accès pour tout: cabarets, piscines, hôtels de luxe, plages, restaurants…
Les dépenses de mariages flambent aussi à l’occasion: les DJ, les voitures de location, les salles de fêtes à louer. L’émigré est vu comme sale, miséreux, cupide mais aussi comme trop riche, trop dépensier, trop violent, trop irrespectueux.
Dans l’ensemble, le portrait de l’immigré est négatif ou, du moins, paradoxal: il se permet en Algérie ce qu’il ne se permet pas en France (mal conduire, griller le feu rouge ou la loi des ancêtres, violent, insolent, sans nationalité fixe, marginal, perdu et perdant).
Ce sont tous des Merah qui tuent le temps, disent n’importe quoi sur l’Islam et jouent sur les deux registres: prières sur les trottoirs à Paris mais boîtes de nuit et alcoolisme en Algérie, pour les trois mois d’été. Ecrasés la-bas, ils écrasent les gens ici.
«En Algérie ils s’offrent le rôle des riches qui les méprisent en France ou ailleurs. Nous les Algériens, on a le sens de la dignité. Ce n’est pas une vie que de servir d’éboueur pendant 11 mois en France et de jouer les riches pendant un mois chez les siens, en Algérie.»
Les bi et la discrimination trop positive
Le tout se fait cependant entre les siens, entre soi, entre intimes. En Algérie, les Merah ne sont pas tués, mais insultés dans le dos.
Les Algériens reprochent aux Français, dans le confort d’un élan ancestral d’être racistes envers les Algériens de là-bas, mais ils le sont eux-mêmes envers les leurs ici au pays.
C’est la logique de «notre âne est mieux que votre cheval», selon le proverbe. Traduire: on peut se permettre de les détester, entre nous, mais pas que vous les détestiez vous les Français. La raison? Psychologique, post-colonialiste, Nord-Sud, non-alignée ou autre. On peut creuser.
«Ici ce n’est pas là-bas!», crie souvent le policier de circulation au jeune émigré qui conduit sa belle voiture de location.
Là-bas c’est la France où tout est permis, avec les droits de l’homme, SOS Racisme, l’intégration ou la diversité. Ici c’est l’Algérie des Algériens qui n’aiment pas les étrangers, les colonisateurs, les gens venus par la mer et les gens différents et les gens trop riches ou les gens qui parlent mal algérien mais qui se prennent pour des Algériens.
Ceci pour le palier bas. Au palier moyen les Franco-Algériens ont cependant la cote des entreprises françaises ou européennes installées en Algérie. Ils sont la bonne solution pour le switch entre deux univers.
Du coup, ils sont mieux payés que leurs cousins algériens, mieux traités et ont accès à des postes meilleurs. Du coup, le racisme à l’emploi prend un autre sens.
Entre Algériens de souche et Algériens de France et d’Europe. Les binationaux, eux aussi, sont parfois mal vus, mais avec discrétion. Ils sont mieux cotés et «reviennent au pays parce qu’ils sentent l’argent, pas à cause du drapeau», dit la rancune populaire.
Oui pour les petits Zidane
Pourtant en 2010, lorsque l’équipe algérienne de football a brillé et a réussi à se qualifier au dernier Mondial d’Afrique du Sud, le bi était la star.
Dans l’équipe nationale, il n’y avait d’Algérien de souche que l’entraîneur. Les autres étaient des bi, des immigrés ou même des européens de «papiers».
On les a traités comme des héros nostalgiques de leurs «vraies origines» quand ils ont gagné. Puis comme des mercenaires sans foi quand ils ont commencé à perdre.
Donc les bi et les beurs ne sont pas aimés, sont enviés ou discriminés, mais le binationalisme est un rêve. Le passeport rouge et la double nationalité est un sésame international, une garantie de laissez-passer et une protection «en cas où… ».
Ceux qui demandent de réintégrer la nationalité française, à cause d’un aïeul sont nombreux. Ceux qui font la démarche contraire (réintégrer la nationalité algérienne) sont rares.
Etre bi est à la mode, une question de survie et une aristocratie parfois. Même des ministres algériens sont bi. En face, la mono-Algérie a donc des réactions de colère ou de populisme et autres racismes.
En 2007, face aux préfets, Abdelaziz Bouteflika a résumé un peu la chose:
«Ils viennent avec le passeport rouge et narguent le consulat algérien en demandant des visas! Ajoutant, Qu’ils viennent nous faire profiter de leurs compétences, nous les paierons comme des étrangers, s’ils le souhaitent. Mais qu’ils arrêtent de nous prendre de haut!»
Kamel Daoud
Slate Afrique