La Tunisie n’est ni le plus grand, ni le plus peuplé des pays arabes. Elle n’est pas au cœur du Levant et de ses conflits, et n’abrite pas de bases militaires américaines (contrairement à nombre de pays du Golfe). Dans la famille des pays arabes, la Tunisie a toujours été le cousin discret, qui restait isolé dans un coin de la pièce.
Cette situation est rapidement en train de changer. Aujourd’hui, la Tunisie est prête à revendiquer un rôle plus important.
Le statut de «berceau du Printemps arabe » de la Tunisie n’est pas le principal facteur de ce changement (vous vous souvenez peut-être que la révolution égyptienne a été bien plus relayée par les médias américains que celle de la Tunisie). C’est plutôt la gestion réussie de sa phase postrévolutionnaire qui pousse fermement le pays sur le devant de la scène, à la fois d’un point de vue mondial et régional.
Début mai, par exemple, la Tunisie a accueilli la journée mondiale de la liberté de la presse organisée par l’Unesco. Pratiquement tous les intervenants ont loué le choix de l’endroit. Le lauréat du prix Nobel de la paix Tawakkol Karman, qui avait rencontré le président Moncef Marzouki la veille, a suggéré la mise en place d’une «Ligue des nations du Printemps arabe» dont le siège serait en Tunisie.
Une «Ligue des nations du Printemps arabe»
Le public a poliment applaudi, mais je doute que quiconque ait pris sa suggestion très au sérieux. Cette idée a dû sembler tirée par les cheveux même aux plus ardents tunisophiles de la salle.
Lors de cette même réunion, cependant, le président Marzouki a fait la promotion énergique d’un nouveau rôle pour la Tunisie, érigée en modèle pour le monde arabe. Tout le monde, a-t-il affirmé, va se tourner vers la Tunisie pour donner le ton aux nouvelles démocraties de la région. Ce type de discours marque un changement spectaculaire pour Marzouki. Le volontairement discret président «temporaire», comme ses opposants aiment à le brocarder, n’avait jamais auparavant montré d’inclination à affirmer la primauté de son pays.
Il semble que le gouvernement transitionnel tunisien soit en train de tirer parti de sa toute nouvelle légitimité de pays faisant les progrès les plus nets vers la démocratie. Au cours de l’année qui vient de s’écouler, il s’est contenté de jouer passivement les hôtes d’événements autour du Printemps arabe, organisés par des think-tanks et des organisations internationales dans des hôtels fastueux en front de mer à Tunis, publicité vivante, souriante et opinant du bonnet, tandis que les intervenants vantaient les splendeurs de la révolution.
Tunis, capitale du monde arabe… dans les années 1980
En réalité, cette aspiration de la Tunisie au leadership régional n’est pas absolument nouvelle. La période précédant l’accession au pouvoir de Ben Ali en 1987 avait été marquée par une politique étrangère tunisienne plus affirmée.
J’imagine que les Tunisiens pourraient citer de nombreux autres cas, mais à un étranger comme moi, deux principaux exemples viennent spontanément à l’esprit.
Le premier date du moment où la Tunisie devint le pays d’accueil de la Ligue arabe. L’adhésion de l’Égypte étant suspendue après sa signature des accords de paix avec Israël en 1979, elle ne pouvait plus accueillir cette organisation. Tunis devint le siège de la Ligue pendant une décennie, lui donnant son premier et unique secrétaire général non-égyptien, Chedli Klibi, qui guida l’organisation à travers certaines de ses années difficiles, comme la guerre au Liban en 1982 et la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988.
Le second remonte à la période où la Tunisie avait décidé d’accueillir les dirigeants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) après que celle-ci a été expulsée du Liban par l’invasion israélienne. Tous les yeux palestiniens s’étaient alors tournés vers la capitale nord-africaine de bord de mer. Comme on pouvait s’y attendre, le conflit ne tarda pas à se déplacer à Tunis. En 1985, Israël organisa un attentat contre le siège de l’OLP sur le sol tunisien.
Maroc et Algérie tentent de s’immuniser contre la contagion
La distance entre Tunis, les Territoires palestiniens et les zones de peuplement de la diaspora palestinienne a profondément affecté le travail et la mentalité de l’OLP. La «période tunisienne» a ouvert la voie aux accords d’Oslo, au départ salués comme une grande avancée dans le processus de paix mais aujourd’hui largement considérés comme un échec.
Dans tous les cas, l’impact de «l’époque de Tunis» lui a longtemps survécu et continue d’affecter les affaires internes des Territoires palestiniens. Les «Palestiniens du pays» restés sur place aux années les plus dures des mauvais traitements israéliens regardent souvent avec mépris les membres de la «clique de Tunis» qui ont monopolisé les positions de pouvoir dans l’organisation lors de leur retour à Ramallah.
À partir de maintenant, la direction que prendra la Tunisie dépendra de ses dirigeants de transition, dont la brièveté des mandats pourrait bien décourager la concrétisation d’ambitieuses incursions de politique étrangère. Pousser à une plus grande coopération par le biais d’une Union du Maghreb arabe endormie s’avèrerait probablement peu efficace, d’autant que les gouvernements algérien et marocain tentent d’immuniser leurs pays contre une contagion du Printemps arabe. Les récentes élections algériennes, par exemple, semblent avoir consolidé la mainmise du parti au pouvoir.
La marge d’influence naturelle d’une Tunisie démocratique touche donc probablement les autres démocraties arabes en développement. Malgré l’agitation qui règne dans les autres pays du Printemps arabe, la Tunisie pourrait commencer à entreprendre des démarches unilatérales pour encourager une coopération de ce type.
Encourager l’intégration économique
Tunis pourrait commencer par lever les restrictions de déplacements pour les touristes. L’intégration commerciale et les traitements préférentiels (d’abord pour les biens) viendraient plus tard. Des mesures visant à encourager la libre circulation des services, et plus tard des capitaux, pourraient suivre.
Outre l’intégration économique, la Tunisie pourrait également offrir un soutien politique et technique aux régimes arabes transitionnels. Pour l’instant, le succès de sa propre transition lui donne la légitimité pour le faire.
La Tunisie a un solide potentiel de leadership et pratiquement aucune concurrence (non, le Qatar est à des années lumière d’être un leader arabe, merci beaucoup). C’est à présent aux Tunisiens eux-mêmes de commencer à mettre au point leur message de politique étrangère, avec force et persuasion.
Mohamed El Dahshan
Foreign Policy
(Traduit par Bérengère Viennot)