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Tunisie : l’impasse de la révolution de Jasmin

Tunisie : l’impasse de la révolution de Jasmin
Stupeur et consternation en Tunisie : c’était le 6 février dernier vers 7h30, l’avocat Chokri Belaïd Secrétaire Général d’El-Watad (Mouvement des Patriotes Démocrates) a été froidement assassiné. Selon des témoins oculaires, des inconnus faisaient le guet dans une voiture devant son domicile. Au moment où il s’apprêtait à quitter son foyer, ces individus ont ouvert le feu en le blessant mortellement de plusieurs balles. La nouvelle s’est répandue dans tous le pays comme une traînée de poudre. Des centaines de personnes sont descendues dans les rues d’Ennasr, Sfax, Sidi Bouzid et bien d’autres villes encore. Tandis qu’à Tunis les manifestants ont convergé vers le ministère de l’Intérieur et l’avenue Habib Bourguiba. Cette manifestation spontanée témoignait du ressentiment et de la colère que le peuple a de plus en plus mal a exprimé. Elle dénonce également la dérive des hommes qui les gouvernent et la violence politique que subit actuellement la Tunisie. Ses obsèques, deux jours plus tard, fut encore une journée de tensions. A l’appel de la principale centrale syndicale l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) et des parlementaires de l’opposition, des centaines de milliers de tunisiennes et de tunisiens se sont mobilisés. Qui sont les auteurs et les commanditaires ? Pour le frère de la victime, Abdel Majid Belaïd, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Dans un cri de désespoir, il lâcha les propos suivants :          «J’emmerde Ennahdha et j’accuse Rached Ghannouchi d’avoir assassiné mon frère ».
Quels peuvent-être les mobiles du crime ? Plutôt catalogué militant d’extrême gauche, il ne cesse de dénoncer l’emprise du parti islamique sur l’appareil de l’Etat. Il aurait constitué plusieurs « dossiers » de corruption explosifs qui risquaient d’éclabousser la classe politique. Cet opposant était déjà dans le collimateur du régime et de ses nervis. Plusieurs de ses meetings et des réunions publiques de son parti ont été maintes fois perturbés. Il se savait menacé et la prêche virulente –visible sur Youtube – de l’imam de Zarzis (Sud) contre Chokri Belaïd ressemblait à une fatwoua. Ce même imam a renchérît au moment des obsèques de ce dernier en le traitant de « mécréant communiste qui ne mérite pas d’être inhumé dans un cimetière musulman ».
La Tunisie n’a jamais connu d’assassinat politique avec une telle violence et qui plus est en plein jour, depuis l’avènement de son Indépendance. Même Bourguiba, prenait ses précautions lorsqu’il a ordonné de mettre hors d’état de nuire son ancien compagnon de route Salah Ben Youssef. Devenu son ennemi juré après son accession au pouvoir, celui-ci a été discrètement exécuté hors des frontières et plus précisément en Allemagne en 1961.
Et pourtant au mois d’octobre 2012, un militant du parti libéral Nida Tounes (l’Appel de Tunisie) de l’ex-premier ministre de la transition Béji Caïd Essebi a péri lors d’une échauffourée en pleine manifestation à Tataouine. Lotfi Nagdh a été en fait lynché par les milices islamistes de la Ligue de Protection de la Révolution, affilée à Ennahda. 

Onde de choc politique

Tunisie : l’impasse de la révolution de Jasmin
L’assassinat de Chokri Belaïd marquera-t-il un tournant politique de la transition tunisienne ? Seule l’histoire pourra avoir le recul nécessaire et répondre ainsi à cette question. Force est de constater qu’un palier venait d’être franchi dans cette violence récurrente ; elle est pour la plupart l’œuvre des milices salafistes contre ceux qui s’opposent à la marche vers une société entièrement islamisée.
Le président de la République Moncef Marzouki a dû annuler sa participation au 12èmeSommet de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) qui s’est déroulé au Caire le 6 et le 7 février. Le premier ministre Hamadi Jebali posa le constat suivant : « il y a une forte déception… notre peuple est déçu par sa classe politique, il faut restaurer la confiance ». Il annonça immédiatement, et sans concertation avec les caciques du parti Ennahda, la formation d’un gouvernement de techniciens, sans appartenance politique, pour essayer de faire retomber la fièvre politique. Cette attitude du non moins Secrétaire Général du parti islamiste, jugée cavalière, n’avait pas reçu un écho favorable auprès de la coalition au pouvoir. 10 jours plus tard, Hamadi Djabali jeta l’éponge. Conformément à sa promesse c’est-à-dire qu’en cas d’échec de son initiative, il démissionnera de son poste de premier ministre. Dont acte le 19 février 2013 !
La transition politique en péril
De son exil saoudienne, le président déchu Ben Ali, doit jubiler en observant l’entre- déchirement de ceux qui l’ont « dégagé ».
Berceau du fameux printemps arabe, la Tunisie bénéficiait d’une sorte d’état de grâce offrant enfin à tous ses citoyens le moyen de s’exprimer. Ainsi une myriade de partis politiques – environ 150 – naquirent en 2011, au lendemain de la chute du régime de Ben Ali en janvier de la même année.
Constatant la vacance du pouvoir, l’opportuniste Mohamed Ghannouchi du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) s’érigea en Président par intérim tout en gardant sa casquette de premier ministre. Il forma deux gouvernements d’union nationale coup sur coup. Soupçonné de vouloir verrouiller le pouvoir par les hommes du RCD, il a fini par céder à la pression populaire et se faire remplacer par Béji Caïd Essebi en février 2011. Il était chargé de mener la première phase de la transition jusqu’à son terme : l’organisation de l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) du 23 octobre 2011.
A l’issue du scrutin, le parti islamiste Ennahda obtient 89 sièges sur 217. Mais pour avoir une majorité à l’Assemblée Nationale, il a dû composer avec des alliés : le Congrès Pour la République (CPR) et ses 33 députés ainsi que l’Ettakatol (Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDLT). Pour renforcer cette alliance de circonstance Ennahda a accepté de céder la présidence de l’ANC au Secrétaire Général d’Ettakatol Mustapha Ben Jaafar ; tandis que le leader du CPR Moncef Marzouki a été nommé par cette coalition au poste de Président de la République. Au moment de l’élaboration de la feuille de route avant les élections législatives, l’article 6 stipulait que« l’ANC est chargée de l’élaboration de la Constitution dans un délai maximum d’une année, à la date de son élection ». Aujourd’hui l’opposition remet en cause la légitimité de la chambre basse depuis octobre 2012. Le retard dans l’adoption de cette nouvelle Constitution est le principal point de discorde dans le pays. Car le parti Ennadha souhaite introduire la Charia dans la Consti
tution. Comme cette fameuse notion de complémentarité entre homme et femme en lieu et place d’égalité ; ce qui lui valu une levée de bouclier de la société civile.
En total désaccord avec ce forcing, certains parlementaires socio-démocrates d’Ettakatol ont ainsi décidé de quitter le parti ; il ne détient plus que 10 sièges contre 21 auparavant. Les mêmes dissensions ont contaminé le CPR qui a subi une hémorragie d’une dizaine d’élus sur 33. Ce parti marqué plutôt à gauche quant à ses choix socio-économiques n’accepte pas l’inscription dans le marbre de la loi islamique même s’il défend dans son corpus idéologique une identité arabo-islamique. Outre ce grief, les dates des prochaines élections législatives et présidentielles, censées se dérouler le 23 juin et le 7 juillet 2013, pourraient être remises en cause. Cette zizanie au sein même de la troïka de l’ANC, rajoutée à la démission du chef de gouvernement issue d’Ennadha, peut provoquer une crise institutionnelle au plus haut sommet du pouvoir.
 
Le Jasmin commence à flétrir
S’être sacrifiée, face à l’appareil répressif du régime de Ben Ali pour vivre aujourd’hui dans un Etat en route vers la théocratie, l’opposition, la rue tunisienne, se sentent spoliées. Elles ont en tout cas l’impression d’avoir été dépossédées de leur Révolution de Jasmin. Les jeunes et les manifestants qui ont bravé les forces de l’ordre en janvier 2011 se reconnaissent très peu dans les formations politiques qui détiennent le pouvoir. Dès lors que la lutte a quitté la rue et s’est déplacée vers la scène politique, il leur faut désormais s’engager durablement pour proposer une alternative.
Cette instabilité politique fait énormément de tort au secteur touristique, la poule aux œufs d’or du pays. La Fédération Tunisienne de l’Hôtellerie avance le chiffre d’au moins 25% d’annulation des réservations de la clientèle européenne. Et les caisses de l’Etat s’amenuisent inexorablement ; les projets publics en-cours ne pourront plus être financés. L’agence de notation Standard & Poor’s a récemment dégradé la note souveraine de la Tunisie avec une perspective négative; conséquence directe de la détérioration de la situation politique. 

Le dur apprentissage de l’exercice du pouvoir 

Tunisie : l’impasse de la révolution de Jasmin
Ennadha a prospéré sous le système de l’ancien régime. La mise en coupe réglée de l’économie par le clan Ben Ali fût un terreau favorable pour le parti islamiste. Il a investi dans les actions sociales, compensant ainsi les insuffisances de l’Etat. Le parti islamique a gagné les élections car il était le mieux structuré au niveau de sa base. Oublié les promesses électorales : un modèle de gouvernance calqué sur l’AKP turc c’est-à-dire une économie de marché marquée de conservatisme social.
Arrivé au pouvoir, sans s’y être préparé, Ennadha donne aujourd’hui l’impression de se radicaliser en essayant de museler les partis d’opposition par la répression avec l’aide de plusieurs milices salafistes. Quelle légitimité peut se prévaloir certains exilés politiques ? Rached Ghannouchi, leader du mouvement islamique Ennadha a vécu à Londres pendant plus de 20 ans, fuyant le régime de Ben Ali ; donc complètement déphasé par rapport à la réalité du terrain.
La mobilisation citoyenne de plus 1,4 million de tunisiens, le 8 février lors des funérailles de Chokri Belaïd est un signal fort ; une démonstration de force des partis de l’opposition et de la société civile que le pouvoir ne peut ignorer. Même si une contre-manifestation a été organisée par Ennadha quelques jours plus tard. En effet, quelques 15.000 militants réquisitionnés par autobus entier sont venus à Tunis pour soutenir le pouvoir.
Le conclave du parti islamique a désigné dès le 22 février Ali Laarayedh comme successeur de Hamedi Jebali premier ministre démissionnaire. La tâche de l’ancien ministre de l’Intérieur ne sera pas facile. Pourquoi les auteurs de l’assassinat de Chokri Belaïd n’ont toujours pas été arrêtés ? Où sont les auteurs de la mise à sac de l’ambassade américaine du 14 septembre ? On lui reproche d’avoir ménagé les salafistes et au contraire d’avoir eu la main lourde auprès des laïcs. La composition de son gouvernement avait-il déclaré sera « celui de tous les Tunisiens et Tunisiennes compte tenu du fait que hommes et femmes sont égaux en droits et en devoirs ». En tout cas, Rached Ghannouchi semble vouloir mettre un peu d’eau dans son vin. Ces récentes déclarations se voudraient apaisantes : d’abord, l’abandon de la Charia dans la Constitution mais également la fin imminente du régime parlementaire pour un suffrage universel direct aux prochaines élections présidentielles.
 
Alex   ZAKA 

Paru dans le Diasporas-News Magazine N°39 de Mars 2013 

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