Mise à jour du 4 juin 2012: Un kamikaze a tenté le 3 juin de faire exploser une voiture piégée dans une église du nord-est du Nigeria, tuant au moins quinze personnes à proximité, dans une région majoritairement musulmane où les chrétiens sont régulièrement la cible des attaques de la secte islamiste Boko Haram.
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Le Nigeria va-t-il sombrer dans la guerre civile? De Cotonou à Accra en passant par Lomé, cette question est dans bien des esprits. Bien plus qu’en France où il est un parent pauvre des médias. L’Afrique de l’ouest n’ignore pas que le Nigeria est plus que jamais le «géant du continent». Ce pays compte près de 160 millions d’habitants. Un Africain sur cinq est Nigérian. La population de cette Fédération regroupant plus de deux cents ethnies pourrait doubler au cours des vingt prochaines années. D’ici à 2050, le Nigeria devrait devenir le troisième pays le plus peuplé du monde.
Massacres de chrétiens dans le nord
D’ores et déjà de puissantes diasporas nigérianes sont implantées dans toute l’Afrique et dans une grande partie du monde anglophone. Sur le continent, les massacres de chrétiens dans le nord du pays inquiètent d’autant plus qu’ils sont suivis de représailles dans le sud, notamment à Benin City, ville d’un million d’habitants où des mosquées ont été attaquées.
Le Nigeria n’est pas uniquement une puissance démographique. En Afrique francophone, la Côte d’Ivoire est fréquemment présentée comme la locomotive économique de l’Afrique de l’ouest. Alors que son PIB représente à peine le dixième de celui du Nigeria.
Ce pays, deux fois plus vaste que la France, est, avec l’Angola, le premier producteur de pétrole du continent. L’essence de contrebande originaire du Nigeria alimente à moindre coût toute la sous-région. Au Bénin, les bonbonnes d’essence «kpayo» (trafiquée) font les beaux jours des automobilistes.
«Quand le Nigeria éternue, le Bénin s’enrhume»
La récente décision des autorités nigérianes d’augmenter brutalement les tarifs de l’essence n’inquiète pas seulement au Nigeria. C’est grâce aux cours artificiellement bas du carburant —du fait de subventions— que tous les pays de la région pouvaient se procurer de l’essence à moindre coût. Le commerce transfrontalier d’essence fait vivre des dizaines de milliers de familles, notamment à la frontière entre le Nigeria et la Bénin, en pays yorouba (ethnie présente des deux côtés de la frontière).
«Quand le Nigeria éternue, le Bénin s’enrhume» aiment répéter des Béninois. Une formule d’autant plus réaliste que les deux économies sont de plus en plus imbriquées. Les Nigérians ont massivement investi au Bénin. Dans certains quartiers de Cotonou (notamment PK6) ou Porto novo, ils se sentent à la maison et s’expriment plus volontiers en anglais qu’en français. Langue qu’ils ne prennent pas toujours la peine d’apprendre. «Nous sommes les Etats-Unis de l’Afrique, c’est aux autres de parler nos langues et de s’adapter à nos coutumes» explique Elen, une commerçante nigériane, installée au Bénin.
Parfois comme d’autres Nigérians vivant à Cotonou, elle use et abuse de la «crainte» qu’elle peut inspirer aux populations locales. «Ils pensent que les Nigérians sont violents. Il suffit parfois de leur crier dessus pour leur faire peur», explique Elen. Il est vrai qu’en Afrique francophone les préjugés sur le Nigeria sont de taille. Combien d’Africains francophones affirment qu’ils ne mettraient les pieds sous aucun prétexte dans ce «pays de fou»? Le Nigeria possède depuis longtemps une réputation de violence. Les récents attentats de la secte islamiste Boko Haram n’ont fait qu’accroître les craintes suscitées par ce pays.
Le Nigeria fait aussi peur en raison de la dimension confessionnelle des récents conflits. En Afrique de l’ouest, l’opposition entre un sud chrétien prospère et un nord musulman pauvre s’observe fréquemment. Le syndrome nigérian pourrait donc aussi y devenir une réalité. En Côte d’Ivoire, mais aussi au Bénin et au Togo où le pouvoir politique est fréquemment entre les mains des nordistes. «C’est normal que la présidence nous revienne, dès lors que le pouvoir économique reste entre les mains des sudistes» explique Michel, un enseignant béninois.
Pendant des décennies, le pouvoir politique est resté l’apanage de militaires nordistes. A la racine du conflit actuel, il faut sans doute constater que nombre de nordistes n’acceptent pas que le Président soit un chrétien sudiste: Goodluck Jonathan. Alors même que pendant une décennie, le poste a été occupé par un autre chrétien originaire du Sud, Olusegun Obasanjo.
Spectre de la guerre du Biafra
Les Africains sont d’autant plus préoccupés que la guerre civile du Biafra (1967-1970) avait été précédée de pogroms antichrétiens dans le nord du Nigeria. A la suite de ces massacres, Emeka Ojukwu avait proclamé l’indépendance du Biafra (sud-est du Nigeria). La guerre civile entre les catholiques ibos et
le reste du pays avait fait près de trois millions de victimes, avant que le Biafra ne soit vaincu.
Difficile de ne pas avoir ces images de guerre en mémoire. Le président Goodluck Jonathan a déclaré que les récents massacres de Boko Haram sont pires que ceux qu’a connu son pays à l’époque de la guerre du Biafra.
Pendant ce conflit, des centaines de milliers de civils nigérians avaient fui leur pays d’origine. Aujourd’hui encore, il existe de fortes communautés Ibos (des Biafrais) dans les grandes capitales d’Afrique. Si une nouvelle crise devait se produire, des pays voisins craignent un nouvel afflux massif de population. A elle seule, la ville de Lagos (dix millions d’habitants), capitale économique du Nigeria, est plus peuplée que le Bénin voisin.
«Si une guerre éclate au Nigeria, nous serons vite submergés. Le Bénin risque de devenir un Etat de la fédération nigériane» s’exclame l’écrivain Serge-Félix N’Piénikoua. Le pire n’est pas encore certain. Depuis des dizaines d’années, la presse de Lagos annonce une explosion prochaine. «Nigeria will split» (le Nigeria va éclater): voici l’un des titres favoris des magazines. Une mauvaise nouvelle annoncée si souvent que nombre de Nigérians ont fini par ne plus y croire. «Comment diviser un pays qui compte plus de 200 ethnies?» répètent bien des Lagosiens qui veulent rester optimistes.
Pourtant, de Cotonou à Douala, on retient son souffle. Le «géant de l’Afrique» n’a pas fini de susciter la crainte. Les Nigérians aiment à surnommer leur pays «beating heart of Africa». Un cœur battant qui un peu partout sur le continent fait frémir.
Pierre Cherruau