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Au royaume de Toro, Kadhafi est encore le «roi des rois»

Au royaume de Toro, Kadhafi est encore le «roi des rois»

Fort Portal, Ouganda. Il existe, en Afrique, une région où le colonel Mouammar Kadhafi est encore roi. Mais elle est bien éloignée de sa tombe anonyme du désert libyen. Pour y parvenir, il faut partir vers le sud, traverser les plaines brûlantes du Darfour, la végétation broussailleuse du Soudan du Sud et la jungle du nord de l’Ouganda et atteindre la capitale, Kampala.

Il faut alors bifurquer vers l’ouest. Deux-cent cinquante kilomètres sur des routes pleines d’ornières et de nids de poule, jusqu’aux collines verdoyantes du royaume de Toro. Ce dernier est dirigé par un jeune monarque orphelin de père, et qui a grandi sous l’égide de Kadhafi.

Ici,  au cœur de la cité de Fort Portal, dans le plus petit -et le plus moderne- des deux palais du Toro, en haut de la colline de Kabarole, un portrait de Kadhafi domine encore la salle de réception royale. Il est accroché en face du fauteuil du roi: on y voit le leader libyen triomphant, le poing levé. L’image éclipse les autres ornements: photographies austères d’anciens rois du Toro, meubles rembourrés, peaux d’animaux. «Il va beaucoup manquer à la famille royale», m’explique Phillip Winyi, le ministre de l’Information et des Affaires étrangères du royaume. Les Kadhafi étaient ici «comme une autre famille».

Kadhafi fasciné par le petit roi Oyo

Les Toros sont une tribu de bergers: deux millions de personnes nichés au pied des montagnes ougandaises de Rwenzori. Cette communauté chrétienne compte aussi une minorité musulmane. Leur histoire remonte au 16ème siècle, mais ils n’ont acquis leur indépendance qu’au début des années 1800, en faisant sécession avec le royaume du Bunyoro, au nord.

Quant au lien avec la «monarchie» libyenne, il est bien plus récent: il date d’une rencontre improbable entre Kadhafi et la famille royale du Toro lors de la cérémonie d’investiture duprésident ougandais Yoweri Museveni, à Kampala, en 2001. La légende locale veut que le dirigeant libyen ait été fasciné à la vue du petit roi Oyo Nyimba Kabamba Iguru Rukidi IV  (ou «Roi Oyo»), paré de son costume de cérémonie. Ce dernier avait alors neuf ans: il était monté sur le trône six années plus tôt, ce qui en avait fait le plus jeune monarque au monde.

Peu après, le jet privé de Kadhafi attendait la famille royale à l’aéroport international d’Entebbe pour emmener ses membres à Tripoli. En juillet de cette même année, Kadhafi se rendait à Fort Portal pour assister à une cérémonie en l’honneur du roi, avec un faste si extravagant (et un dispositif de sécurité si omniprésent) qu’on aurait dit «que le ciel descendait pour rencontrer la terre», raconte un journaliste local.

«Il n’aurait pas dû être tué de cette façon, il aurait dû être exilé»

Mustopher Akolebirungi vend des produits de beauté sur un stand de bois au marché de Fort Poral. Lorsque Kadhafi  est arrivé en ville, il a dansé pour le colonel avec sa troupe. «Je suis honoré d’avoir rencontré un grand homme», me confie-t-il. Ce jour là, on lui a donné un t-shirt frappé du visage souriant de Kadhafi. Il l’a porté jusqu’à ce qu’une lessive de trop finisse par lui faire rendre l’âme.

Akolebirungi estime que Kadhafi était l’un des plus grands chefs d’Etat d’Afrique. Et dans cette ville de 40.000 habitants, plus d’une personne m’a dit la même chose. Certes, il est peut-être resté trop longtemps à la tête du pays, mais selon Akolebirungi, «il n’aurait pas dû être tué de cette façon. Il aurait dû être exilé». Au royaume du Toro, peut-être.

Kadhafi aurait certainement pu vivre ici, en ce royaume qui demeure le plus spectaculaire des symboles de sa bienveillance. A la fin des années 1970, le président Idi Amin Dada  et ses troupes ont joué un mauvais tour à la demeure ancestrale des rois du Toro, le palais de l’Omukama, qui leur servait alors de garnison militaire.

Lorsqu’ils en sont partis, les soldats ont saccagé les lieux, emportant portes, fenêtres et meubles. On construisit alors un palais de plus petite taille au sommet de la colline de Kabarole pour la famille royale, non loin des vestiges du palais de l’Omukama: l’ancienne structure datait de plusieurs décennies, et le royaume n’avait pas les moyens de la rénover de fond en comble. 

Le «meilleur ami» de la Reine-mère

Mais pendant sa visite de juillet 2001, Kadhafi –qui s’était engagé à financer la restauration de cet énorme palais en forme de carton à chapeau  –a scellé sa promesse en posant la première pierre de la rénovation du bâtiment. Les travaux s’achevèrent quelques années plus tard, après le versement de plusieurs centaines de milliers de dollars (selon Winyi, le ministre de l’Information) et une dernière couche de peinture rose corail. Une plaque fut apposée à l’entrée du palais en l’honneur du «grand leader», et les habitants de Fort Portal finirent bientôt par l’appeler «le palais de Kadhafi».

En retour, le royaume du Toro nomma Kadhafi «défenseur de la couronne». Il s’agit de sa plus haute distinction, qui s’accompagne d’une lance royale et une couronne. Une seule autre personne extérieure au royaume l’a reçue au cours des dernières décennies: Museveni, qui avait restauré les royaumes traditionnels d’Ouganda en 1993, vingt-six ans après leur abolition officielle par le président Milton Obote.

Quelques mois après la capture et l’exécution de Kadhafi, le 20 octobre 2011,  la reine-mère du Toro, Best Kemigisa, lui a décerné un autre titre: au cours d’une interview accordée à un journal local, elle a ainsi confié qu’il était son «meilleur ami».

S’acheter un chef traditionnel

A dire vrai, les largesses de Kadhafi n’étaient pas entièrement désintéressées. Il fallait également y voir un investissement –au même titre que les guerres qu’il a financées sur le continent et les mosquées qu’il a fait construire. En aidant le Toro, le dictateur libyen a acheté un point d’appui auprès d’un leader africain traditionnel, un leader qui l’aiderait à propager sa vision d’un Etat africain uni, mais également tribal.

«Le royaume du Togo était son institution favorite, sa chouchoute, explique Winyi.Quoi qu’il veuille accomplir, il utilisait toujours le royaume du Toro pour arriver à ses fins.»

Et Winyi en sait quelque chose: lorsque des hauts-fonctionnaires fatigués de l’ambassade libyenne appelaient à deux heures du matin, c’est lui qui leur répondait. Pouvait-il organiser une conférence réunissant les leaders traditionnels en Ouganda dans les trois jours? Pouvait-il réunir plusieurs rois de tribus d’Afrique de l’Est et les envoyer à Benghazi  dans les soixante-douze heures? C’est précisément en répondant à cette dernière demande que la famille royale s’est attirée les foudres du gouvernement ougandais.

Winyi affirme –avec fierté– que le corps unifié des leaders traditionnels (ou «Forum des rois et sultans d’Afrique ») réuni par Kadhafi en août 2008 était une idée du royaume du Toro. Selon lui, sous sa forme initiale, le forum avait pour but de réfléchir au rôle des leaders traditionnels dans l’Afrique moderne.

Mais Kadhafi avait d’autres projets en tête. Il voulait utiliser le groupe pour faire pression sur les leaders continentaux  qui avaient rejeté son appel pour un Etat africain uni.  Et ce serait lui, Kadhafi –dictateur à la poigne de fer, simple bédouin, philosophe révolutionnaire et magnat du pétrole milliardaire– qui régnerait sur cette alliance hétéroclite de tribus africaines.

Lors de la rencontre de 2008, il organisa une cérémonie durant laquelle les chefs de tribu le proclamèrent «roi des rois». Des photographies  de l’évènement montrent Kadhafi assis sur un trône, entouré de leaders africains vêtus de costumes traditionnels resplendissants.

Prendre le Toro par les cornes

Six mois après son «couronnement», Kadhafi s’arrangea pour que les membres des différentes familles royales (dont la reine-mère du Toro) revêtent leurs plus beaux atours et pour qu’ils assistent au sommet de l’Union africaine  –qui se tenait à Addis-Abeba (Ethiophie)–, où il allait être nommé président de l’organisation.

Mais les leaders traditionnels n’avaient pas le droit de participer au sommet, n’étant pas eux-mêmes chefs des Etat officiels. Kadhafi parvint finalement à faire entrer sept de ses royaux alliés dans la salle. L’un d’entre eux, originaire du Bénin, prit publiquement la défense du«couronnement» de Kadhafi, mais sa déclaration fut retirée du compte-rendu officiel. «Plusieurs chefs d’Etat africains l’ont très, très mal pris, raconte Winyi. L’affaire a causé beaucoup de problèmes aux leaders traditionnels lorsqu’ils sont rentrés chez eux.»

En Ouganda, Museveni faisait alors grise mine. Le président (qui est à la tête du pays depuis 1986 –le cinquième mandat africain en termes de longévité  depuis la chute de Kadhafi) s’opposait depuis longtemps  au projet d’«Etats unis d’Afrique » du dictateur libyen.

Lorsque Museveni a rétabli les quatre royaumes traditionnels de l’Ouganda, il les a cantonnés au rôle d’institutions purement culturelles, dénuées de toute autorité politique. Une manœuvre des plus habiles. Nombre d’Ougandais s’identifient et se marient encore en fonction de leur tribu d’origine. Musuveni s’est donc attiré les faveurs de la population en rétablissant les royaumes, sachant qu’en limitant leurs prérogatives, il était certain de n’avantager aucun adversaire politique potentiel.

Mais c’était sans compter Kadhafi et son rapprochement soudain avec la famille royale du Toro, une alliance qui sapa bientôt son autorité sur la scè
ne internationale. Le Parlement ougandais a alors agi rapidement pour mettre un frein à l’action des royaumes. Winyi m’en donne un exemple: toute demande de voyage officielle devait désormais être soumise au ministère ougandais des Affaires étrangères.

Un tiers de la population vit avec 1,25 dollar par jour

Ces nouvelles restrictions n’ont toutefois pas entamé l’affection enthousiaste que le royaume portait à Kadhafi. A Fort Portal, on a suivi de près la guerre civile libyenne de l’an dernier. On priait pour que Kadhafi triomphe, puis pour qu’il échappe aux rebelles. Lorsqu’il a été exécuté,«c’était terrible», raconte Ray Bashir Kayondo, animateur radio local.

«J’ai même reçu un appel d’une personne complètement effondrée… Kadhafi est une icône, ici.»

Détail ironique: depuis l’entrée en scène de Kadhafi, la popularité des têtes couronnées du Toro n’est plus ce qu’elle était. Désormais, les photos des vacances libyennes de la famille royale, ou celles du roi Oyo et de sa sœur dans leurs écoles occidentales huppées (Kadhafi a financé une partie de leur éducation), restent en travers de la gorge de nombreux sujets du royaume dont 30% de la population vit avec 1,25 dollar par jour.

Le peuple du Toro a vu Kadhafi «donner de l’argent, mais cet argent [n’a pas] atteint le petit peuple», raconte Solomon Akugizibwe qui travaille pour une ONG locale qui retrace l’histoire du royaume.  

L’un des régents du roi, le révérend Richard Baguma, affirme que le peuple du Toro n’est «pas jaloux» de la famille royale. Le roi Oyo, qui est aujourd’hui âgé de vingt ans, est étudiant à la prestigieuse académie militaire de Sandhurst. Il va rentrer au pays à la fin de l’année à l’occasion de l’anniversaire de son couronnement. Selon le révérend, il sera accueilli en grande pompe, comme d’habitude ; et puisque le titre de «défenseur de la couronne» est héréditaire, les descendants de Kadhafi –où qu’ils soient– seront les bienvenus, ajoute-t-il en souriant.

Au sommet de la colline de Kabarole, le gardien du «palais de Kadhafi» me fait visiter l’édifice. Il m’explique que la rénovation des lieux est un cadeau du peuple libyen. Après avoir fait le tour du bâtiment rose corail, Muhanga s’arrête devant l’entrée. Non loin de l’une des portes, j’aperçois un rectangle de peinture plus foncée et quatre trous révélateurs, qui abritaient naguère autant de vis. C’est ici qu’était accrochée la plaque commémorant la pose de la première pierre par Kadhafi. Muhanga ne peut me dire quand elle a été enlevée.

Mais au royaume du Toro, personne n’a besoin de cette plaque pour se souvenir du bienfaiteur du royaume. Kadhafi était «un homme bien», affirme Akolebirungi, le vendeur de produits de beauté.

«Il a accompli tant de bonnes choses pour nous, ici, en Afrique.»

Andrew Green (traduit par Jean-Clément Nau)

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