vendredi, novembre 22, 2024
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Pour les jeunes pêcheurs de Mbour, l’Europe comme horizon, à la fortune de l’océan

L’un raconte la soif, un autre la tempête, un autre encore le naufrage qui ont anéanti leur rêve d’Europe quelque part entre l’Afrique et les Canaries. Malgré les épreuves et l’échec, ces jeunes pêcheurs sénégalais disent qu’ils repartiront à la première occasion.

Qu’ils aient nom Djiby Dieng, Khalifa Samb ou Saliou Diouf, ils témoignent d’un mouvement massif de départs de Mbour, port de pêche sur l’Atlantique, et plus largement des côtes sénégalaises et ouest-africaines à destination des Canaries, archipel espagnol et porte d’entrée dans l’Europe.

Depuis septembre, des centaines, sans doute des milliers de Sénégalais mus par la pauvreté ou l’espoir d’une vie meilleure ont entamé sur de frêles esquifs de bois le périlleux voyage d’environ 1.500 km et une semaine à dix jours selon les circonstances, ignorant ce qui les attendait, mais sachant ce qu’ils laissaient derrière eux.

Le Sénégal suit avec consternation la chronique des mauvaises fortunes de mer, des dizaines de morts dont beaucoup n’auront pas de sépulture, des pirogues interceptées au large et aussi de celles, nombreuses, qui ont touché au but.

Le phénomène date de nombreuses années et ne se limite pas au Sénégal. Il a enflé récemment sous l’effet de la crise économique. A Mbour, il a été amplifié par le déclin de la pêche artisanale et, disent beaucoup, par la pandémie de Covid-19.

« Il n’y a plus rien ici », dit Djiby Dieng, 21 ans, une phrase qui revient dans bien des bouches. Les centaines de pirogues aux couleurs vives tirées sur le sable à perte de vue en attendant d’être mises à l’eau disent ce que signifie la pêche ici et sur 700 km de littoral sénégalais: un mode de vie de génération en génération et 1,8% du produit intérieur brut selon les Nations unies.

Mais « il n’y a plus de poisson ici », se désole Djiby Dieng.

Entre copains, on en parle beaucoup, de ceux qui sont partis et envoient des photos à ceux qui sont restés dans les modestes plain-pied de parpaings agglutinés face à l’océan et écrasés de soleil.

Djiby Dieng s’en est allé, pour gagner de l’argent en Europe et nourrir les siens, en remettant comme tous les autres son destin entre les mains de Dieu.

Pas compliqué de trouver un passeur. C’est quelqu’un de la communauté, éventuellement un voisin. Il organise le voyage et procure le bateau, souvent une pirogue d’une vingtaine de mètres pouvant transporter des dizaines de passagers bien serrés. Dans un scénario favorable, un oncle ou une tante quelque part en Europe est informé et aidera comme il ou elle peut, à distance.

Diby Dieng a fiché quelques vêtements dans un sac à dos esquinté à peine plus grand qu’une trousse. Il n’a pas prévenu sa mère, qui apprendra par le bouche-à-oreille qu’il est parti. Le 18 octobre à 10H00, « le passeur était là avec son équipe. Ils ont vérifié que tout le monde avait payé ». Entre 150 et 300.000 francs CFA (228 à 457 euros), rapporte-t-il, un ordre de prix cité par plusieurs interlocuteurs, quand le revenu d’un jeune pêcheur peut osciller entre 75 et 130.000 FCFA par mois suivant la saison selon un spécialiste.

– « C’était l’affolement » –

Lui n’a pas payé. Il connaît la mer et a accepté de faire partie des quelques équipiers qui relèvent le pilote à tour de rôle. De petites embarcations, inaperçues dans le va-et-vient permanent, ont assuré le transfert vers la grande pirogue qui attendait au large.

« On était 131. Il y avait des gens de tous les âges, des jeunes, des vieux. Mais on s’est retrouvé à court d’eau et de nourriture. On avait une quinzaine de personnes déshydratées. Alors, au large du Maroc, on a décidé d’arrêter. »

Pour Djiby Dieng et ses collègues, entreprendre le voyage ne diffère guère des campagnes de pêche de plusieurs jours au large de la Guinée par exemple. Mais leurs compagnons de route, parmi lesquels des enfants, des femmes, des étudiants, ne sont pas rompus à un exercice aussi sévère. Le sort des uns et des autres dépend des éléments, des passeurs et des scrupules de ces derniers.

Celui auquel a recouru Khalifa Samb, 22 ans, pêcheur également, « était de mauvaise foi. Tout ce qui l’intéressait, c’était l’argent ».

Sa mère à lui savait qu’il allait tenter l’aventure. Elle avait même alimenté la tontine, la cagnotte communautaire, qui a financé son expédition. Au bout du compte: pas de marin dans l’équipage, un moteur défectueux, trop peu d’essence, pas assez à boire et à manger. « On a décidé d’accoster en Mauritanie, sinon on serait mort. » Lui et sa famille ont perdu 400.000 FCFA, une fortune. Ils étaient 120 dans le bateau.

Saliou Diouf, un autre pêcheur de 22 ans, et ses 200 ou 250 compagnons avaient navigué deux nuits et une journée quand, au matin du deuxième jour, un des moteurs a flanché et pris feu alors qu’on essayait de le réparer.

« C’était l’affolement. Le feu s’est propagé aux bidons de carburant. » Les passagers ont sauté à l’eau les uns après les autres. « Certains ne savaient pas nager et se sont agrippés à moi. Je me suis dit que je ne mourrais pas si Dieu ne l’avait pas décidé. » Le jeune homme laisse entendre qu’accroché à la proue, il a fallu se débattre pour survivre et laisser les autres sombrer.

Combien sont morts ? Saliou Diouf dit qu’une cinquantaine de passagers s’en sont tirés, secourus par d’autres bateaux. Le chiffre est cohérent avec le bilan livré par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) de ce qui semble être le même évènement.

Plus de 500 personnes ont perdu la vie cette année, la plupart en octobre et novembre, sur ce qui est l’autre route maritime de l’Europe, avec la Méditerranée, dit l’OIM. C’est une estimation basse mais c’est déjà deux fois plus qu’en 2019.

Plus de 18.000 migrants, des Africains de l’Ouest dans leur grande majorité, poussés par la pauvreté, la violence ou les persécutions, sont arrivés aux Canaries en 2020, les deux tiers ces deux derniers mois, dit l’OIM.

Les autorités sénégalaises se gardent d’énoncer des chiffres quand elles ne contestent pas ceux de l’OIM.

L’exode en cours dissone avec les promesses présidentielles de créer des centaines de milliers d’emplois et de mettre ce pays très jeune de 16 millions d’habitants sur la voie de l’émergence.

Autour de 20% des 15-24 ans seraient au chômage, selon l’Agence de la statistique, des chiffres à prendre avec précaution tant la prépondérance de l’emploi informel rend le marché du travail opaque. La moitié d’une population qui a presque triplé en un demi-siècle a moins de 18 ans et une forte proportion n’est ni à l’école ni au travail.

Accusé de pousser les jeunes à partir faute de leur fournir un travail et un avenir, le gouvernement a mobilisé ses services.

– « La mer, ils l’ont vendue » –

Police et gendarmerie ont multiplié les patrouilles, les interceptions de pirogues et les interpellations de passeurs.

Trois ministres dépêchés à Mbour ont été confrontés à la détresse des habitants se pressant devant eux dans la salle de réception d’un hôtel vidé par la pandémie. Ils ont entendu les Mbourois exprimer leur sentiment d’abandon.

Pour les autorités, le drame migratoire des dernières semaines a fâcheusement coïncidé avec un vote du Parlement européen qui a approuvé le renouvellement d’un accord permettant à des navires espagnols, français et portugais de pêcher le thon et le merlu dans les eaux sénégalaises.

Le vote a ravivé une vieille accusation de la pêche sénégalaise, artisanale aux quatre cinquièmes: on vend la ressource halieutique aux armements industriels européens, mais aussi aux bateaux usines chinois, alors que la surpêche, légale et clandestine, épuise les réserves autrefois pléthoriques de l’Atlantique.

La pêche génère plus de 53.000 emplois directs et 540.000 indirects au Sénégal selon l’ONU.

La crise actuelle est sans précédent, dit Mustafa Fall, un responsable de l’Association nationale des partenaires migrants qui oeuvre pour retenir les Sénégalais.

« On n’avait pas vu ça depuis 2006. Et encore, en 2006, les pêcheurs eux-mêmes ne partaient pas, c’étaient des gens de l’intérieur », dit-il en évoquant le pic d’affluence sur la route migratoire d’Afrique de l’Ouest vers l’Europe au milieu des années 2000.

Le poisson se faisait déjà rare. Mais avec la pandémie et l’état d’urgence sanitaire, les quais de pêche n’ont tourné que quelques jours par semaine et les marchés qui d’ordinaire transforment le bord de mer en un banc grouillant d’hommes et de femmes dans les relents de marée ont fermé précocement pendant une période prolongée.

« Les gens se sont appauvris brusquement. Ce sont des départs tous les jours, des milliers de personnes en tout », dit-il.

Le gouvernement répond que seuls 31 navires européens pêchent dans les eaux sénégalaises et qu’ils capturent des espèces qui intéressent traditionnellement peu les pêcheurs sénégalais. Il invoque les centaines de milliards de francs CFA dépensés ces dernières années en différents programmes pour l’emploi et la formation des jeunes, et la création d’entreprise. Il argue de l’épidémie qui a durement touché une économie en pleine croissance mais essentiellement informelle. Il dit que le Sénégal n’est pas seul concerné.

La ministre de la Jeunesse Néné Fatoumata Tall, venue à Mbour, pourfend « l’Eldorado qu’on a vendu à la jeunesse africaine » et la « pression énorme » exercée par le milieu social et les familles sur des jeunes qui entendent « tous les jours des propos du genre: +telle personne a construit un immeuble pour ses parents ».

Dans la modeste maison aux fenêtres aveugles du quartier du Golfe à Mbour, en l’absence d’un père dont on est sans nouvelle depuis sept ans, la mère de Khalifa Samb, l’aîné de ses cinq enfants, envisage à nouveau son départ.

« Ici au Sénégal il n’y a rien, une seule personne doit en faire vivre 10 autres. Il y a de quoi manger le midi, mais pas le soir. La mer, ils l’ont vendue. Je préfère que les enfants partent, là-bas », dit Bemy Samb, 45 ans.

« Si l’occasion se représente, je n’hésiterai pas », dit résolument son fils.

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