Depuis la mort de son frère Adama lors d’une arrestation en 2016, Assa Traoré s’est imposée comme une figure de la lutte contre les violences policières et le racisme. Avec un mot d’ordre: « changer le système ».
Dans une brasserie du centre de Paris, un homme interrompt brusquement son déjeuner. Il accourt: « Assa, une photo s’il vous plaît ? »
Invariable t-shirt « Justice pour Adama » et volumineuse coupe afro, la jeune femme de 34 ans se plie à l’exercice, délaissant un instant son portable où les notifications s’accumulent. En fond d’écran, une photo de son frère.
Depuis la mort d’Adama, 24 ans, après son interpellation par les gendarmes à Beaumont-sur-Oise, en grande banlieue parisienne, Assa Traoré n’a pas repris son travail d’éducatrice.
L’enquête sur la mort de son frère est toujours en cours. Un rapport médical, réalisé à la demande de la famille et versé au dossier récemment, contredit les conclusions de l’enquête sur ce décès, jusqu’ici attribué à son état de santé antérieur.
Elle se consacre à plein temps au « combat », vivant « au jour le jour », élude-t-elle quand la question de ses ressources est abordée.
« Je ne dors pas beaucoup », résume cette mère de trois enfants qui vit en lisière de Paris. Elle jongle entre interviews, interventions dans les amphis, soutien aux mouvements sociaux, manifestations avec les « gilets jaunes ».
Une Assa Traoré, « c’est une fois tous les 50 ans ! » s’enflamme l’activiste Youcef Brakni. « C’est comme Simone de Beauvoir, Angela Davis, elle a tout fracassé sur son passage. »
Comme d’autres militants historiques des quartiers, il fait aujourd’hui partie de la garde rapprochée de la famille convaincue que le jeune homme a été « tué » par les forces de l’ordre.
– « La vraie gauche » –
Assa Traoré est « naturellement » devenue porte-parole. « C’était la plus apte, la plus légitime », observe son frère aîné Lassana. « C’est un peu aussi une maman qui a perdu son fils », dit-il, car elle s’est « occupée de ses petits frères, a pris la famille à bras le corps » après la mort de leur père en 1999.
Ce dernier, chef de chantier d’origine malienne, a eu 17 enfants de quatre mères différentes – « deux Blanches » successivement puis « deux Noires » en même temps, relate la jeune femme, fière de cette famille de « toutes les couleurs, toutes les religions ».
Depuis 2016, son discours s’est politisé: « On veut changer le système », résume-t-elle dans son deuxième livre, « Le Combat Adama ». « Mon frère est mort parce qu’il était noir », répète-t-elle aussi dans l’ouvrage, signé avec Geoffroy de Lagasnerie.
Elle a une « puissance intellectuelle, une puissance politique très rare », admire le philosophe. « Elle porte une manière tout à fait nouvelle de parler de la société, du racisme, des classes sociales », ajoute cet ami d’Edouard Louis.
Le médiatique écrivain fait partie des personnalités qui soutiennent le Comité Adama, aux côtés de rappeurs ou de l’acteur Omar Sy.
Résultat, note Julien Talpin, chercheur au CNRS: « Le comité est devenu un acteur central de la lutte antiraciste, ça a été hyper rapide. »
Symbole de leur volonté d’imposer le thème des violences policières et du racisme à gauche, le Comité Adama a pris l’an dernier la tête d’une manifestation contre Emmanuel Macron avec le slogan « C’est nous, on braque Paris ».
Assa Traoré prévient: pas question d’être « une plante verte », une « caution » pour ceux qui sollicitent sa présence. Elle exige du « donnant-donnant » et clame tranquillement « c’est nous la vraie gauche. »
Non sans une pointe d’admiration, un responsable des forces de l’ordre constate de son côté qu’elle « incarne avec talent cette mouvance antisystème à qui il manquait un étendard charismatique ». Les manifestations emmenées par le comité ont beau se dérouler dans le calme, le rapprochement avec les « réseaux d’ultra-gauche » est scruté par les autorités.
Depuis 2016, quatre frères Traoré ont été incarcérés. Certains pour des violences ayant suivi la mort d’Adama, d’autres pour des délits sans lien avec l’affaire. Tous sont des « prisonniers politiques », affirme leur soeur.
« Elle entretient un mythe, mais les faits sont cruels », soupire de son côté le responsable des forces de l’ordre.
« Ils ont fait des Traoré des soldats malgré eux », insiste la trentenaire. Avant de remettre son oreillette sans fil, signe que d’autres engagements l’attendent.