Les jeunes beautés foulant les podiums en tenues luxueuses font rêver. Mais plumes et paillettes retirées, la plupart des modèles luttent contre la précarité et l’endettement, un sujet qui reste tabou malgré la multiplication d’initiatives pour un meilleur encadrement des conditions de travail.
Basée à Londres, Clara (le nom a été changé), 20 ans, ressortissante européenne qui a défilé pour Prada, Rick Owens et Comme des Garçons et posé pour Vogue est endettée depuis le début de sa carrière dans le mannequinat à 17 ans. Toujours sous contrat avec des agences à Paris et à New York, auprès desquelles elle est endettée, la jeune femme a accepté de témoigner pour l’AFP, mais a requis l’anonymat.
« Le pire, c’est qu’il est impossible d’en parler dans une industrie qui ne travaille qu’avec des filles à succès. Celles qui peuvent se permettre de parler ne sont pas dans cette situation financière », explique la jeune femme.
Clara est accompagnée par l’association Model Law, qui a lancé début 2018 un manifeste pour « mettre fin à des années d’abus, de pratiques douteuses et de non-respect du code du travail ».
La cofondatrice de Model Law, Ekaterina Ozhiganova, mannequin et traductrice russe basée en France, assure que les sujets « d’argent » sont plus « tabous » que le harcèlement sexuel mis en lumière par l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo.
– Payées en vêtements –
« Pour ma première Fashion Week à Paris, mon agence-mère m’a accordé une voiture que j’ai partagée avec d’autres modèles et un grand appartement Airbnb. J’ai appris plus tard que c’était moi qui devais payer. J’ai contracté une dette de 3.000 euros « , raconte Clara.
« Quelques mois plus tard, je suis allée à la Fashion week de New York. Tout modèle européen traversant l’océan commence avec une dette parce que le visa est cher. J’ai logé dans un +appartement de modèle+, 50 dollars la nuit pour une chambre partagée avec trois autres (…). Quand les castings ont commencé, je suis tombée malade et j’en ai manqué plusieurs. Je suis rentrée avec 8.000 dollars de dette ».
« Je suis toujours endettée envers mes agences à Paris et à New York, bien que j’aie fait plein de boulots pour elles depuis ». « Par exemple, j’ai participé à un show à Paris pour 1.100 euros, mais j’ai gagné seulement 400. Je n’ai pas touché cette somme, elle a été déduite de ma dette ».
Malgré ces déboires, Clara estime être mieux lotie que la plupart des modèles « qui ont 16 ans, parlent à peine l’anglais et viennent de milieux défavorisés ».
Interrogées par l’AFP, deux mannequins américaines également sous couvert d’anonymat, disent que les agences s’approprient souvent la part du lion.
« Nous sommes souvent payées en vêtements ou en sacs », selon l’une d’elles, 26 ans. « Cela revient moins cher pour les marques, cela les arrange pour les impôts… »
Sa collègue de 24 ans, qui a défilé pour Dior, Issey Miyake ou Balmain, admet avoir été « endettée jusqu’au cou ». Pour s’en sortir, elle a dû compter sur des relations « avec des hommes suffisamment aisés pour (la) soutenir », ce « qui rime mal » avec son « féminisme ».
– « Comment tu paies ton loyer? » –
Ekaterina Ozhiganova, 26 ans, espère que son initiative permettra de « débloquer » la peur de parler, dans un milieu où « tu passes vite pour quelqu’un de difficile si tu poses des questions ».
Au cœur de son manifeste, la question de la précarité. « Les gens s’imaginent que les mannequins gagnent énormément d’argent, ce n’est absolument pas vrai. Cela n’est le cas que pour 2% » d’entre elles, souligne celle dont l’initiative concerne aussi les modèles masculins, en général moins bien payés.
Également dans son collimateur, le travail non rémunéré: « Quand on pose pour les magazines, être payée, c’est l’exception. Pourtant ce sont des heures et des heures de travail », accuse-t-elle. « OK c’est le prestige mais comment tu paies ton loyer? »
Model Law a rencontré le Synam, le Syndicat des agences de mannequins en France. Isabelle Saint-Félix, secrétaire générale de ce syndicat, juge qu' »il y avait des demandes tout à fait justifiées », comme la traduction en anglais de la convention collective. Mais « il faut canaliser les revendications et ne pas généraliser », objecte-t-elle, questionnant aussi la représentativité de l’association.
Ces sujets sont arrivés en pleine lumière en 2017, quand le directeur de casting américain James Scully a pointé du doigt les pratiques de certains de ses homologues lors d’un casting pour Balenciaga à Paris. Les géants LVMH (Dior, Vuitton, Givenchy, Céline…) et Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga…) avaient réagi avec une charte pour mieux protéger les mannequins, interdisant notamment l’emploi de moins de 16 ans.